Joëlle Adam Admin
Nombre de messages : 220 Date d'inscription : 04/12/2008
| Sujet: Laisse lui ses illusions Sam 13 Déc - 20:33 | |
| " Millions de vivants, millions de soleil sur le vaste océan Reflets de l'astre unique. "
A l'ombre du vieux saule, au bord de l'étang, Cheng lève son pinceau, en poils de lièvre, Et contemple le bref poème Qu'il vient de calligraphier sur une pierre plate, Après un long temps de méditation. Un oiseau effleure l'eau dormante Et va se perdre dans le ciel limpide. Cheng, les yeux mi-clos, se laisse aller à la rêverie. Un rayon de lumière danse sur son crâne rasé, Un papillon se pose dans un pli de sa robe. Il ouvre un œil, observe les ailes multicolores déployées devant lui. Parmi les nervures fragiles, il découvre des chemins, des villes, des forêts, Des paysans à leur charrue, des barques sur la mer, des palais impériaux. Bientôt, ces images s'ordonnent, Semblables à celles que forment, parfois, les nuées. Un visage humain apparaît, Un visage d'homme mort Et pourtant illuminé de malice innocente. Alors Cheng sourit et murmure : " Enfin, Lao, vieux camarade, nous voilà réconciliés ! "
Cet homme nommé Lao, dont la figure est inscrite sur l'aile du papillon, Fut autrefois un paysan que la misère persécuta au point de le rendre fou. S'éveillant, un matin apparemment semblable à tous les autres matins de sa vie, Il appela ses domestiques d'une voix sonore. Or, de sa triste existence, nul ne l'avait jamais servi, Ni homme, ni femme, ni chien. Son fils, contemplant son visage empreint d'une majesté dérisoire, Comprit que Lao n'était pas sorti du rêve, Qui venait de visiter son sommeil. Il le secoua sans tendresse, Mais ne parvint pas à le faire rentrer dans le monde solide. Le pauvre homme, dans un coin puant de sa masure, Frotta son corps de parfums imaginaires, Puis une invisible servante l'enveloppa d'impalpables serviettes. Après quoi, il sortit au soleil, S'assit à l'ombre du tilleul sur la place du village Et convoqua le peuple. Les villageois accoururent et s'amusèrent de lui. Il écouta les quolibets et les insultes De l'air compassé d'un seigneur accablé de flatteries. Puis, caressant son ventre creux, il rota comme un mandarin pansu Et ordonna que lui soit servi son ordinaire festin matinal. On lui jeta des touffes d'herbe et des épluchures moisies. Il les dégusta sans la moindre répugnance et se lécha les doigts, En demandant que l'on complimente, de sa part, les cuisiniers. Les gens, bientôt lassés de railler, s'accoutumèrent à sa folie. Ainsi Lao s'installa dans une opulence fictive Et, une année entière, vécut déraisonnable, mais heureux.
C'est alors que Cheng, fatigué de la ville et de ses fastes, Décida d'aller vivre quelques semaines méditatives Dans le village de celui que l'on appelait, désormais, le Simple. Cheng était, en ce temps là, le plus fameux médecin de l'empire. Dès qu'il vit Lao errant joyeusement Dans les labyrinthes de sa citadelle intérieure, Il fut pris d'un violent désir d'exercer sur lui son art, Non point par générosité, ni par goût des honneurs. Seule l'éperonnait une intime et dévorante ambition : Vaincre le dragon de la démence.
Armé de son indiscutable génie, il pénétra dans l'esprit de Lao le Simple Et livra bataille, sept jours durant. Au matin du huitième jour, l'idiot se réveilla lucide. Dépouillé de sa bienheureuse folie, il palpa son corps efflanqué, Frotta ses yeux et pleura sur sa misère retrouvée. Il demanda quel péché il avait commis Pour être ainsi revenu en enfer, après un an de paradis. Cheng lui répondit : " Mon ami, ton désespoir me réjouit Car il est le signe de ta guérison. Mon œuvre est accomplie. Permets donc que je me retire. " Lao le retint par la manche de sa robe et gémit : " Homme cynique, regarde mes haillons crasseux, Regarde mon corps délabré, Mes côtes saillantes, ma face creuse. Comment oses-tu prétendre que tu m'as rendu la santé ? - Il est vrai, lui répondit Cheng, que tu es fort maigre et mal vêtu. Je te conseille donc de t'habiller de laine Et de manger raisonnablement, deux fois par jour. Si tu n'as pas d'argent pour payer ces élémentaires remèdes, Je ne peux rien pour toi. Je soigne le corps des hommes, point les tares sociales. Adieu. " Cheng s'en alla content de lui. Lao, demeuré seul, désespéra si fort Qu'il se pendit au faîte de sa hutte.
Le lendemain, son fils porta plainte devant le juge du district. Le docteur Cheng, selon le jeune homme en deuil, Avait imprudemment empoisonné l'âme de son père Et s'en était allé sans se soucier des dégâts qu'il avait provoqués. Les villageois interrogés abondèrent en ce sens : Cheng avait brisé la sérénité du Simple. Cheng devait être puni. Le juge convoqua l'intraitable docteur, Qui plaida sa cause avec simplicité. " Mon art guérit les fous, dit-il. Il est donc bienfaisant. Je n'ai fait que rendre à Lao son esprit perdu, Car son bonheur était illusoire. - Tous les bonheurs ne le sont-ils pas ? répliqua le juge. Et toi-même, Cheng, qui as précipité dans les ténèbres de la mort ce paysan misérable, Pour l'orgueilleux plaisir de le dépouiller d'une illusion, N'es-tu pas fou ? " Cheng ne répondit pas. Alors, le juge édicta sa sentence : " Homme savant mais peu sage, tu vivras désormais solitaire, Et, pour ne pas être tenté de te perdre dans ta propre folie, Tu briseras tes miroirs. Nous souhaitons que Lao le Simple, un jour, te pardonne. Va et que ta présence ne souille plus notre regard. "
Aujourd'hui, vingt ans sont passés, peut-être davantage. Cheng n'est plus assez déraisonnable pour compter les jours, Car les mêmes reviennent sans cesse sous des oripeaux différents, Selon les saisons et le caprice des nuées. Cheng est sorti de sa gangue d'orgueil. Il sait maintenant que tout est illusion. Il laisse errer son regard sur son poème. " Millions de vivants, millions de soleils sur le vaste océan, Reflets de l'astre unique. " Il prend la pierre plate sur laquelle sont inscrits ces mots et la jette à l'eau. Le miroir de l'étang se brise, dans lequel il s'est, un instant, contemplé. Le papillon s'envole et l'homme sage s'endort A l'ombre du saule qui berce le vent.................
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